Aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui où il est pleinement entré dans les mœurs, le Zéro est un concept sulfureux. En effet, si les sociétés humaines, depuis l’aube des temps, ont développé des systèmes de numération, rendus nécessaires par les besoins du troc, et aussi pour jalonner le rythme des jours et des saisons, elles n’ont pas eu besoin du zéro pendant des millénaires. Mais quand, avec les progrès réalisés dans la numération, ce concept mathématique est né et s’est développé en Orient, ce fut un coup de tonnerre qui ébranla le fondement même de certaines civilisations qui l’ont combattu bec et ongles pendant des siècles avant de rendre les armes.
Ce petit nombre était-il si puissant, et que venait-il donc bousculer pour être ainsi craint et combattu ? Notons d’abord le troublant compagnonnage entre le zéro et l’infini en Mathématique, illustré dans la fonction inverse : en effet, l’inverse d’un nombre qui “tend vers zéro” tend vers l’infini et réciproquement. Notons que dans la société grecque, dont nous sommes les héritiers, ces deux concepts étaient d’autant plus difficiles à accepter, et c’est bien là le nœud du problème, qu’ils rentraient en résonnance avec deux autres concepts sur lesquels les grecs avaient tranché une fois pour toute : celui du vide dans la nature et celui de l’infini dans l’Univers.
Aristote avait en effet prononcé cette maxime qui a résonné dans tout l’Occident pendant des siècles : “La Nature a horreur du vide”. Quant à l’infini dans l’Univers, Aristote avait aussi déclaré que si l’on pouvait accepter l’idée d’un “Infini potentiel”, en songeant par exemple à l’infini des nombres entiers, on ne pouvait pas retenir l’idée d’un “Infini actuel”. Ainsi, dans la Cosmogonie grecque, héritée de Pythagore et affinée après Aristote par Ptolémée, la Terre était au centre de l’Univers qui était composé de diverses sphères concentriques sur lesquelles se déplaçaient les planètes, et dont la plus éloignée, “la sphère des fixes”, rassemblait les étoiles fixes. C’était là la frontière de l’Univers.
Il s’est trouvé une civilisation qui n’était nullement dérangée par le vide, pour qui le vide était plein d’énergie. Puisque l’Univers y était en effet sorti du vide pour y retourner. Et nullement dérangée non plus par l’Infini. Puisque le cosmos s’y étendait à l’infini : au-delà de notre Univers, il y en avait d’innombrables autres…
C’est sans doute pour ces raisons que la civilisation indienne, pétrie de religion, de mythes, de spiritualité, est la seule qui a eu ce coup de génie d’inventer le zéro, non seulement comme un zéro de position, mais comme un nombre à part entière dans le système décimal qu’elle s’était donné. Et ce fut là toute la différence.
C’est au VIIème siècle que le grand mathématicien indien Brahmagupta a formalisé cette invention dans son ouvrage célèbre, le Brahmasphutasiddhanta. À la même époque débuta l’expansion arabe vers l’Inde, l’Afrique du Nord puis le sud de l’Europe via l’Espagne. Après les conquêtes militaires, la civilisation arabomusulmane s’est déployée et s’appropria le système de numération indien avec son zéro. Ce fut le savant perse Al-Khwarizmi qui traduisit les textes indiens dans un ouvrage intitulé Traité de l’addition et de la soustraction d’après le calcul des indiens.
De son côté, l’Europe du VIIème siècle n’était pas prête pour assimiler le système indien. Elle s’était approprié les thèses d’Aristote et la cosmogonie grecque qui convenait parfaitement à l’Eglise. On calculait avec les chiffres romains à l’aide d’abaques (des planchettes rectangulaires munies de boules servant à compter) et les premiers contacts avec la civilisation arabo-musulmane ne furent pas concluants en la matière. Il fallut attendre le XIIème siècle pour que le système indien pénètre peu à peu avec bien des résistances (opposition entre abacistes, travaillant en chiffres romains et algoristes, en chiffres indiens). La Renaissance allait peu à peu écarter les abacistes et la Science occidentale, armée du système indien avec son zéro, allait pouvoir donner toute sa mesure. Brahmagupta et les Arabes avaient commencé de développer l’Algèbre. Descartes, Pascal, Leibnitz, Newton allaient suivre et permettre les fantastiques développements des Mathématiques aux XVIIIème et XIXème siècle.