En 1959, soit pas même vingt ans après l’humiliation de l’Occupation, et un an après le retour au pouvoir du Général de Gaulle, un petit-fils de rabbin polonais élevé à Buenos Aires et un fils d’immigrés italiens grandi dans le faubourg St-Antoine, bref deux Français de fraîche date dans une France humiliée et prise par le doute, créent une bande dessinée destinée aux garçons de dix ans.
Aujourd’hui, le brimborion est devenu un monstre : par quel autre mot qualifier un mythe décliné en 34 jeux vidéos, neuf dessins animés, quatre films (totalisant rien qu’en France 35 millions d’entrées), un parc de loisirs, 11 000 produits dérivés différents, et surtout 370 millions d’albums vendus, traduits en 111 langues, dont le latin, l’espéranto et 29 dialectes allemands ?
D’ailleurs, à propos d’Allemagne, saluons l’exploit : cette bande dessinée clairement destinée, entre autres, à conforter le mythe d’une France résistante et invaincue en racontant les aventures d’un village gaulois libre (enfin, dirigé, depuis un bouclier branlant, par un chef dont on peut se moquer) combattant une armée d’occupation dirigée d’une main de fer par un dictateur dont personne n’ose se moquer, cette bande dessinée qui donne aux uniformes des soldats romains le vert Wehrmacht et qui présente les Goths comme des imbéciles féroces, a été vendue à 120 millions d’exemplaires outre-Rhin !
Il y a donc, dans ces patriotiques aventures d’un nabot courageux et d’un dodu simplet, farcies jusqu’à l’os de références strictement gallo-françaises, bien plus qu’un simple divertissement puéril, pour qu’elles aient ainsi fait le tour du monde et inspiré un film à un réalisateur danois. Car la bluette enfantine s’est vite transformée en Comédie Humaine, légère certes, mais fine et véridique, comme le furent les fines et véridiques comédies de Molière. Pour invraisemblables qu’ils paraissent d’abord, le couple du sénile Agecanonix et de sa fraîche épouse, le couple si provincial du paresseux Abraracourcix et de la venimeuse Bonnemine, la paire frappante constituée par le barde Assurancetourix frappé par le forgeron Cétautomatix, certes frappeur professionnel, les bourdes d’un prodige de force (ô super-héros américains!) incapable de maîtriser son infantile gourmandise (ô Français aux sous-ventrières pétantes!), l’immaturité de villageois querelleurs qui n’auraient jamais survécu sans les savoirs secrets d’un intellectuel barbu, nous parlent moins de poisson pas frais et de livraison de menhirs que de nous mêmes, de nos travers de Français (mais ces travers ne sont-ils pas universels ?), de nos indignations de citoyens des démocraties du XXe siècle (on ne lit sans doute pas beaucoup Astérix en Corée du Nord), et enfin, de choses un peu plus profondes.
Gloser sur Astérix est un exercice dangereux, qui n’a jamais convaincu René Goscinny, éternel protestataire contre les constantes tentatives d’annexion nationalistes, sémiologiques, psychanalytiques voire, sic, lacaniennes: nous nous y sommes néanmoins risqué, et nous avons pourchassés tour à tour, non les sangliers, les soldats romains, le complexe d’Oedipe ou Le Nom Du Père, mais plus simplement l’opposition entre civilisation (gauloise/française/démocratique) et barbarie (goth/allemande/totalitaire), entre règne de la loi (règne très intermittent et très contourné, mais règne tout de même) et avatars de l’arbitraire (césarien), et surtout, car là est l’une des principales raisons de l’universalité d’Astérix, entre identité locale et dilution dans le mécanique anonymat étatique.
Cette dernière opposition, entre identité locale et dilution étatique a souvent amené au contresens, certes suggéré par la glorification du village gaulois, d’un chauvinisme Goscinnyien. Grave erreur, qui refuse de noter tant l’abondante satire des défauts français que l’évidente ouverture d’esprit d’Astérix et de Panoramix, les deux héros entièrement positifs de la série. Mieux encore, la forêt est si riche que l’on y capture en outre des proies moins visibles, mais bien plus universelles : certaines des fonctions des mythes ainsi que certains des bienfaits de la fiction. Car la mise en récit de nos rêves nous permet d’incarner en personnages distincts, mais toujours liés les uns aux autres, les différentes facettes de notre personnalité: image de nous-même, rapport au corps et à ses besoins, attitudes envers autrui, envers la loi, envers le désir et envers la peur.
Bref, ils sont fous, ces conférenciers !