Pour évoquer la façon dont les chefs de cuisine gèrent leur établissement de nos jours, il faut d’abord revenir sur l’apport essentiel d’Auguste Escoffier (1846 – 1935). Ce chef cuisinier – auteur du célèbre Guide culinaire, considéré, encore aujourd’hui, comme un livre de référence par toute la profession – est à l’origine de nombreuses améliorations dans l’organisation des cuisines. C’est lui qui développe le concept de “Brigade de cuisine”, inspiré du modèle militaire, qui rationalise la répartition des tâches dans l’équipe. Le chef de cuisine dirige un second de cuisine (également appelé sous-chef), qui commande aux chefs de partie (chef rôtisseur, chef saucier, chef entremetier, chef garde-manger, chef poissonnier et chef pâtissier), eux-mêmes assistés par des commis de cuisine, éventuellement aidés par des apprentis et des stagiaires. Escoffier s’attache également à faire régner la discipline, l’hygiène et la sobriété dans les cuisines.
Le modèle d’organisation imaginé par Escoffier est encore celui qui prévaut dans la majorité des établissements pratiquant la haute cuisine. Cependant, il arrive que la rigueur extrême et la discipline militaire nécessaires au bon fonctionnement d’une équipe, notamment au moment du coup de feu, laissent cours à certaines dérive, comme en attestent les récentes affaires médiatiques de violences en cuisine. Humiliations verbales, coups, brûlures volontaires, harcèlement sexuel ne sont heureusement pas le fait de tous les chefs cuisiniers, mais peuvent exister dans certains établissements. La dureté du métier de cuisinier (horaires très longs, pénibilité du travail en position debout, risque de coupure et de brûlure) a longtemps terni l’image de cette profession, où l’on envoyait en apprentissage des jeunes gens en échec scolaire. La filière est aujourd’hui en déficit d’emploi et la plupart des chefs peinent à recruter.
À la tête d’un empire d’une vingtaine d’établissements dans le monde, employant plus de 1400 collaborateurs, Alain Ducasse (1956 – ) a très vite compris qu’il était essentiel de savoir déléguer. Le chef de cuisine a ainsi su placer à la tête de chacun de ses restaurants des “seconds” qui, dans les faits, sont les véritables chefs de cuisine. Pierre Gagnaire (1950 – ), de son coté, insiste sur la relation de confiance et de complicité qu’il peut nouer sur la durée avec son personnel : son second, Michel Nave travaille avec lui depuis plus de trente ans ! Il faut ainsi savoir fidéliser son équipe, mettre en lumière les éléments brillants et leur permettre d’évoluer dans leur carrière. Les nombreuses adresses à travers le monde que dirigent ou conseillent ces deux grands chefs français offrent des opportunités d’évolution à l’international pour leurs employés, ce qui permet de conserver dans l’entreprise un cuisinier talentueux mais qui désire voir d’autres horizons. Car la concurrence est rude, et l’apparition récente d’agents de chefs, se livrant à un véritable « mercato » avec les cuisiniers, fragilise la cohésion des équipes.
En ouvrant une école de cuisine à son nom en 2009, Alain Ducasse ne favorise pas seulement la transmission du patrimoine culinaire français, il se donne également la possibilité de recruter des éléments remarquables pour ses nombreux restaurants, dans un contexte où le manque de personnel se fait cruellement sentir, aussi bien en salle qu’en cuisine. Le chef Thierry Marx (1959 – ), quant à lui, s’investit dans la formation de jeunes en difficulté, pour leur permettre d’acquérir des compétences et un métier alors qu’ils ne possédaient souvent aucun diplôme.
Dès les années 90, le chef Michel Bras (1946 – ), à Laguiole, a fédéré son équipe au sein d’une association, “les Bras KC”, qui organise des tournois sportifs, des escapades dans les vignobles et des voyages à l’étranger, assurant ainsi une grande harmonie dans l’entreprise. La mode récente des cuisines ouvertes sur la salle a permis de changer beaucoup de choses dans l’organisation du travail : le coup de feu se déroule désormais dans le calme, et les cuisiniers acquièrent ainsi plus de visibilité et de reconnaissance. A Copenhague, le chef René Redzepi (1978 – ) demande à ses commis et à ses chefs de parties de venir servir en salle les plats qu’ils ont eux-même cuisinés. Ils sont ainsi à même d’expliquer aux clients quels sont les ingrédients et comment ils sont préparés. L’équipe de cuisine participe également chaque semaine au “Saturday Night Projects”, manière de concours interne où chaque cuisinier propose un nouveau plat de sa création, laissant libre cours à la personnalité de chacun.