Depuis le 18 août, vous avez trouvé beaucoup de « nouveaux livres » sur les tables des libraires. Certains bénéficient de gros tirages, d’autres sont des promesses ou des bouteilles jetées à la mer. 654 dont 435 romans français sont parus jusqu’à fin octobre ; beaucoup seront oubliés, certains seront surexposés. Oublions les chiffres, sortons des sentiers battus et « coupons » le raffut médiatique, pour porter un coup de projecteur, de façon subjective et passionnée, sur des auteurs qui comptent et d’autres, qui pourraient compter.
Les gros coups de cœur
Kampuchéa (Patrick Deville, Le Seuil). L’histoire du Cambodge, depuis le milieu du XIXème siècle, est une histoire française. De Mahot qui découvre les temples d’Angkor en poursuivant un papillon, aux épurateurs Khmers rouges, Patrick Deville déroule l’histoire foisonnante du pays. Le mot roman, en couverture, peut étonner. Nul personnage de fiction dans ces pages, pas d’intrigue au sens où on l’entend. Mais la folie sanglante des uns, les rêves des autres suffi sent à donner son épaisseur à cette histoire passionnante.
Le système Victoria (Eric Reinhardt, Stock).David, le narrateur, a trouvé refuge dans une auberge de la Creuse, après la mort de Victoria, sa maîtresse. Il se rappelle la passion qui les a unis, qui les a conduits à franchir toutes les limites. Victoria, DRH dans une entreprise mondialisée, et lui maître d’œuvre bâtissant une tour gigantesque à la Défense s’affrontent autant qu’ils s’aiment. Notre monde contemporain, sa démesure, sa complexité dans un roman qu’on pourrait qualifier de balzacien. Au meilleur sens de l’adjectif trop souvent galvaudé.
Les Découvertes (Eric Laurrent, Minuit). Comment le goût de la beauté vient à un garçon. Le dernier roman d’Eric Laurrent décrit un parcours qui conduit un jeune garçon à l’écriture, à travers quelques visions ou moments d’une initiation aux femmes et à leurs appâts. Le narrateur évoque les rencontres et images qui l’ont amené à la beauté. Un tableau célèbre, une double page centrale dans un magazine de charme, un spectacle forain dans une bourgade de province transforment le jeune garçon en un jeune homme raffiné. C’est toujours drôle (comme du Laurrent) et intelligent.
Pièce rapportée (Hélène Lenoir, Minuit). Claire est victime d’un accident de la circulation. Tout explose alors : le passé ressurgit, les liens familiaux sont mis à nu, la présence et surtout l’absence de certains membres de cette famille, Nathalie, la sœur suicidée, Pierre, le patriarche aimé et craint, Claas, le “cousin” apparemment si lointain prennent tout à coup un relief insoupçonné. Elvire, la narratrice comprend qu’elle n’a jamais été qu’une “pièce rapportée”.
Le ravissement de Britney Spears (Jean Rolin, POL). Des terroristes auraient décidé d’enlever l’ex star people. On a chargé le narrateur d’assurer sa sécurité à Los Angeles. Mais on comprend dès les premières lignes du roman que la mission a échoué : difficile de suivre une vedette en moyens de transport. Faux roman policier, Le ravissement de Britney Spears est un vrai livre sur Los Angeles, portrait d’une ville immense et complexe. Un vrai texte de Rolin, explorateur des marges, observateur toujours aux aguets, attentif aux détails qui disparaissent.
Rouler (Christian Oster, L’Olivier). Jean prend la route. On ne saura jamais pourquoi. L’essentiel est d’être en chemin, de traverser les paysages, de retarder le moment d’arriver à Marseille, but sans cesse repoussé. Des rencontres, bien sûr, des équivoques sur les mots, des doutes mais aussi l’élan d’un homme qui veut changer. C’est un roman différent des précédents, et dans la continuité : le détail y prend un relief tel que notre perception du monde en est encore bouleversée.
Limonov (Emmanuel Carrère, POL). Limonov est un personnage romanesque. La biographie d’Emmanuel Carrère met en relief les ambiguïtés et les contradictions de cet écrivain né en Union soviétique sous Staline, aujourd’hui opposant au régime apparemment démocratique. Limonov a tout connu, comme son pays : exilé misérable puis serviteur d’un milliardaire à New York, bohème chic à Paris, militant pro-serbe en ex-Yougoslavie, prisonnier politique sous Poutine.
Hymne (Lydie Salvayre, Le Seuil). Jimi Hendrix a joué l’hymne américain à Woodstock en 69. L’exécution (à tous les sens du mot) de cet air presque sacré sert de prétexte à une multiple exploration. Portrait de l’Amérique de ces années Viet Nam, le texte de Lydie Salvayre est aussi la biographie admirative d’un musicien légendaire, artiste de la dissonance et l’autoportrait en creux d’une romancière qui aime l’exagération quand elle est synonyme de générosité, valeur devenue rare.
Cela mérite le détour
Mont-Blanc (Fabio Viscogliosi, Stock). Les parents de l’auteur-narrateur ont péri dans l’incendie du tunnel du Mont-Blanc. Le récit tourne autour de ce sommet et du fait d’un hasard, pas tout à fait incontrôlé, on voit comment les coïncidences, les rapprochements de faits ou de mots, les événements peuvent éclairer le mystère de cette mort brutale. C’est à la fois désinvolte et grave, léger et profond.
Pas d’inquiétude (Brigitte Giraud, Stock). Cela se passe dans la province française, le narrateur travaille dans une imprimerie, et son épouse, courageuse et ambitieuse, a su progresser dans son entreprise. Ils ont fait construire au bord d’un cours d’eau la maison dont ils rêvaient. Mais voilà, tout change quand se déclare la maladie de leur fils. Ces gens “normaux” vont devoir tout réapprendre. Pas de pathos, pas de larmoiements, les faits et leur terrible ambiguïté dans ce roman tendu, serré.
L’Art français de la guerre (Alexis Jenni, Gallimard). Victorien Salagnon était adolescent en 1943 à Lyon. Trop jeune pour faire cette guerre-là, il en fera d’autres, en Indochine ou en Algérie. Le narrateur a lui, vu la guerre d’Irak à la télévision. Roman, épopée, mémoires, réflexion sur la France, ce gros premier roman est à peu près tout cela. Impressionnant à tous égards.
Clèves (Marie Darrieussecq, POL). Une adolescente, au milieu des années 80, à Clèves, petite ville qu’on situerait dans le pays basque. Elle se prénomme Solange et la sexualité occupe une place importante dans sa vie. Elle découvre, elle apprend, elle expérimente. Elle en discute avec les copines sur la musique de Bowie et de Jackson. Son histoire se compose de courts fragments, autant d’éclats, ou d’éclairs. On sera partagé mais ce roman est composé et ne peut pas laisser indifférent.
Rom@ (Stéphane Audeguy, Gallimard). Une ville éternelle prend la parole. Elle est riche d’un passé glorieux, et a connu la décadence. Aujourd’hui, au moment où le narrateur l’évoque, elle est le cadre d’un jeu vidéo autour duquel s’affrontent des joueurs venus de partout. Parmi eux, Nano, miséreux et désireux d’arriver, venu d’Inde, passé par le palais d’un émir qui l’a richement doté, métamorphosé. Son périple dans la ville et dans la vie sert de fi l conducteur à ce roman à l’écriture très travaillée. Audeguy aime la métaphore, la couleur, la démesure, l’excès. On a parfois le sentiment qu’il s’égare, mais on apprécie l’ambition.