L’architecte et urbaniste Charles-Édouard Jeanneret (1887-1965), dit “Le Corbusier”, fait assurément partie des figures intellectuelles et artistiques les plus controversées du premier vingtième siècle. Pour la majeure partie des architectes contemporains, Le Corbusier reste le père fondateur de la modernité architecturale et l’apôtre visionnaire de la ville idéale. A l’inverse, pour nombre d’aménageurs et de praticiens de la ville, sa pensée et ses écrits, souvent volontairement provocateurs, sont considérés comme la source de la transformation des banlieues dortoirs en ghettos urbains, stigmatisés aujourd’hui par le vocable paradoxalement négatif de “cités”.
La canonisation dont “Corbu” a pu faire l’objet – André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, présida une cérémonie en son honneur dans la Cour Carrée du Louvre peu de jours après sa mort en septembre 1965 – n’est sans doute pas étrangère à l’éclosion de cette postérité contradictoire et discutée. Le principal intéressé n’avait du reste cessé de contribuer à sa propre célébration : parlant de lui-même à la troisième personne, “LC” prit soin de la diffusion posthume de sa pensée, en établissant une Fondation éponyme à Paris, dans la villa La Roche (XVIe arrondissement).
Né dans la capitale industrielle de l’horlogerie, à La Chaux-de-Fonds en Suisse romande, Ch.-É. Jeanneret suit d’abord une formation de graveur-ciseleur avant d’être orienté vers l’architecture par son professeur de dessin. Sa véritable formation d’architecte (il disait d’ailleurs : “l’architecture, c’est une tournure d’esprit et non un métier”) repose sur une série de voyages, entre 1907 et 1912, à travers les grandes capitales européennes. Au contact des architectes les plus créatifs – Groupe de la Sécession à Vienne, Tony Garnier à Lyon – il assimile les dernières innovations techniques de la discipline, au premier rang desquelles figure le béton armé, qu’il découvre en travaillant auprès des frères Perret à Paris. En 1917 il ouvre son premier cabinet d’architecte à Paris, tout en fréquentant les avant-gardes picturales de la capitale, radicalisant le cubisme par l’invention du courant “puriste” (avec le peintre A. Ozenfant). Auteur en 1920 d’une dizaine de bâtiments, essentiellement des villas, Jeanneret décide de devenir Le Corbusier. Désormais sa célébrité passe d’abord par la publication de textes-manifestes, comme le fameux “Vers une architecture” (1923) avant “La charte d’Athènes” (1934, éd. 1943). Fasciné par le style de Nietzche, “Corbu” est adepte de la formule, comme “Une maison est une machine à habiter”.