La triple catastrophe – tremblement de terre, tsunami, crise nucléaire de Fukushima – qui a frappé le Japon le 11 mars 2011 et la présentation qui en a été faite par les médias français ont contribué à confirmer deux idées communes dans la perception que nous avons de ce pays. D’un côté, le Japon nous apparaît régulièrement victime d’une nature violente. De l’autre, nous avons été frappés par la réaction des Japonais, leur organisation et leur discipline. La catastrophe, qu’elle soit naturelle ou d’origine humaine, joue effectivement un rôle important dans le quotidien et l’imaginaire des Japonais. Mais la nature est aussi à l’origine d’une sensibilité artistique, d’un style de vie, d’une organisation sociale, et l’objet d’un respect profond de la part de la population.
Il n’est pas exagéré de considérer que la situation géographique du Japon est aussi exceptionnelle qu’extrême. Archipel très montagneux, dont la superficie est relativement limitée (378 000 km2), il s’étend du nord au niveau de la latitude de Montréal au sud à la latitude de Cuba. Il en résulte une grande variété climatique avec par exemple des hivers très rigoureux au nord de l’archipel sous l’impulsion des vents froids venus de Sibérie et un climat tropical dans les îles d’Okinawa au sud du Japon. Les abondantes précipitations qui ont lieu au moment de la mousson entrainent ainsi régulièrement des inondations meurtrières. Chaque année, de violents typhons traversent le sud du pays. La situation du Japon est à l’origine de deux phénomènes particulièrement emblématiques de la nature destructrice : les éruptions volcaniques et les tremblements de terre. Le XXè siècle est marqué par des tremblements de terre destructeurs, comme celui de 1923 à Tokyo ou encore de 1995 à Kobe.
Mais il faut nuancer ce tableau apocalyptique par les multiples bienfaits dont le Japon est aussi doté : l’activité géothermique est à l’origine des sources thermales qui font partie de la vie quotidienne des Japonais, et constitue une source d’énergie d’avenir. L’abondante pluviométrie garantit des ressources en eau très importantes, et, conjuguée à la variété des climats, assure une biodiversité exceptionnelle à l’archipel. Le large des côtes japonaises compte parmi les plus richement dotés en ressources halieutiques. Ces conditions “extrêmes” à tous points de vue sont à l’origine du rapport particulier qu’entretiennent les Japonais vis-à-vis de leur environnement naturel, marqué par la crainte, le respect et l’observation attentive. La crainte d’une destruction du Japon causé par un déchaînement de la nature ou la folie humaine irrigue la culture japonaise : du roman La submersion du Japon de Sakyo Komatsu au manga Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, en passant par les ravages infligés par Godzilla et autres monstres maléfiques.
Cette nature menaçante est aussi à l’origine d’un sentiment esthétique exacerbé : celui de l’impermanence, hakanai en japonais, du caractère éphémère de toute chose. Ceci est particulièrement perceptible au moment de la floraison des cerisiers – les sakura – au début du mois d’avril. Moment de fête et de joie dans tout l’archipel, cette floraison ne dure que quelques jours et la chute des pétales est une grande source de mélancolie. De la chanson entonnée dans un karaoké au haïku célébrant la majesté des sakuras, le répertoire artistique célébrant la jouissance de cet instant éphémère de perfection esthétique est inépuisable.
La civilisation japonaise est également marquée par une attention particulière vis-à-vis de la nature y compris dans ses manifestations les plus insignifiantes. Dans le shintoïsme, religion animiste, la plus ancienne du Japon, la nature est sanctifiée jusque dans ses moindres détails. Il existe des millions de dieux, les kamis, qui incarnent les forces de la nature. Ce sont bien sûr les animaux, mais aussi les végétaux, jusqu’aux pierres ou aux montagnes : le Fuji-san, volcan emblématique du Japon, en est le meilleur exemple. Ces kamis sont très éloignés de notre conception de la religion et de la transcendance, ils font en effet partie du quotidien et de l’environnement de chacun. Les sanctuaires et autels disposés dans les recoins les plus obscurs des montagnes, forêts et îles attestent de cette sanctification de la nature sous toutes ses formes. Dans la culture populaire récente, les œuvres de Hayao Miyazaki, comme Princesse Mononoke ou Le voyage de Chihiro, prouvent à quel point les Japonais restent attachés à cette mythologie.
La nature et ses menaces servent aussi de métaphore pour légitimer l’organisation de la société. Face à des conditions de vie difficile, la communauté villageoise dans le Japon féodal s’est fondée sur une organisation stricte pour assurer la subsistance de ses membres, en mettant l’accent sur la répartition des rôles, le respect de la hiérarchie sociale et la soumission de l’individu au groupe. La société japonaise moderne s’est basée sur la reproduction et l’extension de ce modèle à la plupart des sphères de la société. Il s’agit de souder en permanence le groupe face aux menaces qu’il devra affronter, en particulier en cas de catastrophe naturelle. Les Japonais apprennent d’ailleurs dès leur plus jeune âge les consignes de sécurité à respecter en cas de séisme. Ce modèle très rigide d’organisation de la société a été mis à mal par Fukushima à travers la réaction peu efficace des autorités. Mais dans le même temps, de nouvelles solidarités émergent pour faire face aux conséquences de la catastrophe et aider les populations sinistrées malgré les défaillances des élites.