La France se distingue de ses voisins européens, et notamment de l’Allemagne, par le rejet systématique de toute reconstruction à l’identique de bâtiments anciens. Les conséquences de la Seconde guerre mondiale sur le patrimoine urbain ne furent certes pas les mêmes de part et d’autre du Rhin. Les cas des villes détruites du Havre, Brest ou Amiens, réédifiées sans prise en compte du passé architectural, permettent, quoi qu’il en soit, de mettre en valeur un étrange paradoxe français : la précocité de la protection patrimoniale des monuments a toujours coexisté avec des projet urbanistiques “iconoclastes”. La concomitance entre la destruction des Halles de Paris (cf. photo ci-contre en 1950) et la mise en place, consécutive aux “lois Malraux” de 1962 et 1968, de mesures favorisant la conservation du patrimoine architectural et historique est tout à fait symptomatique de ce point de vue.


En tout état de cause, dans un espace par définition limité comme celui d’une ville, construire ne peut se faire sans conséquence sur l’existant (destruction ou restauration). Ainsi le Paris d’aujourd’hui, notamment grandement marqué par la volonté du baron Haussmann (préfet de la Seine de 1853 à 1870) d’aérer la ville, tant pour des raisons sanitaires que pour des raisons de sécurité (plus grande facilité de lutter contre d’éventuels soulèvements grâce à de grandes et larges artères), ne s’est fait qu’au prix de la destruction de certains quartiers. Il s’agit donc de comprendre comment restauration et destruction ont pu, en France, coexister voire se justifier l’un et l’autre.

Les traces du passé ont changé de statut et la mise en valeur du “patrimoine” urbain, rural et même naturel semble envahir le discours politique et les représentations sociales, l’ensemble s’inscrivant dans un nouveau rapport des sociétés occidentales à leur cadre de vie. Si la construction immobilière et le marché du bâtiment ont durablement privilégié la destruction des îlots insalubres et de l’habitat ancien au profit d’une architecture fonctionnelle et “moderne”, force est de constater que la réhabilitation du centre ou des quartiers des villes accorde désormais une grande place aux stratégies de restauration et à la préservation d’un patrimoine immobilier qui tend à figer le paysage visuel. La prééminence, encore toute relative cependant, d’une certaine culture de la restauration soulève la question de la fossilisation du cadre de vie. Une ville est-elle destinée à devenir le musée de sa propre histoire, de même que chaque village est-il condamné à mettre en scène la disparition des sociétés rurales et agricoles ? Les immeubles haussmanniens de Paris sont-ils appelés à devenir les cases “indigènes” des Expositions Universelles du début du XXe siècle ?

Il est certain que la crise sociale liée à l’échec urbanistique des grands ensembles de banlieue est un des facteurs qui pèsent lourdement sur la prééminence de la restauration, à la fois d’ordre politique et économique. Le surcoût financier que suppose une restauration “à l’identique” apparaît de moins en moins évident et de véritables stratégies privées d’investissement dans le patrimoine ou la “demeure historique” ont ainsi vu le jour. Cette mutation fondamentale du rapport que les sociétés entretiennent avec leur passé architectural fait surgir de très nombreuses questions identitaires, mais aussi techniques, dont la première a trait à la définition chronologique de ce qui est considéré comme “patrimonial”. Le phénomène est d’autant plus complexe qu’il est variable dans l’espace. Tributaire de l’histoire spécifique d’une région, la patrimonialisation des lieux fait l’objet d’une interaction constante entre les sociétés et leurs représentations historiques.

L’investissement spécifique  que représente la restauration du bâti ancien est accepté du fait d’un certain culte national de l’authenticité – des formes et des matériaux. Un véritable marché des “antiquités architecturales” est ainsi désormais nourri par le goût pour le matériau authentique. Il peut être mis en rapport avec ce “culte moderne des monuments” que l’historien de l’art Aloïs Rigel identifiait en Europe dès le début du XXe siècle. L’examen rétrospectif du statut du “patrimoine” et des monuments historiques, depuis la Révolution française et plus encore à partir des années 1830, indique une forte interaction entre les politiques publiques et les initiatives privées en matière immobilière. Des évolutions et des débats actuels, comme le projet de reconstruction du Palais des Tuileries à l’Ouest du Louvre ou la restauration dans son état “idéal” du château de Versailles, qui correspondrait à l’époque de Louis XIV (ce qui amène à supprimer les apports postérieurs à cette époque), laissent cependant entrevoir la remise en cause de cet équilibre politique et économique. Au motif de vouloir le restaurer et le préserver, ne risque-t-on pas de “disneyvandaliser” le patrimoine ?

Yann Potin, historien, culture&sens, 2008



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